102.
Très lentement, la main d’Isidore caresse la surface du coffret sur lequel se détachent les trois lettres « BQT ».
De son autre main, il fait jouer le mécanisme d’ouverture de la serrure, laquelle n’est ni verrouillée ni protégée par une clef.
Lucrèce ne peut retenir un geste, dans le but de l’en dissuader.
— Vous avez peur de quoi, Lucrèce ?
— J’ai un mauvais pressentiment. Darius Wozniak a eu ce genre d’objet entre les mains et il est mort jeune.
Isidore Katzenberg hausse les épaules.
— Ne soyez pas puérile, il est impossible qu’un texte puisse tuer. Ce ne sont que des mots. Des mots, ce sont des petits dessins alignés.
Il la repousse de l’épaule et ouvre le coffret en acier.
Puis, sans regarder Lucrèce, il saisit le document qui se trouve à l’intérieur, l’ouvre et le lit.
Lucrèce baisse les paupières.
Isidore va mourir. Et toute cette enquête n’aura servi qu’à cela : tuer l’homme qui m’est le plus cher.
Marie-Ange a raison, je suis fondamentalement masochiste. Tout ce que je fais n’est motivé que par une envie : perdre ce à quoi je tiens le plus. J’ai commencé par vouloir perdre ma vie, et maintenant je vais perdre Isidore.
Il continue de lire.
La jeune femme l’observe et ne peut réprimer un froncement de sourcils.
C’est quand même un peu long. Peut-être que cette blague est plus compliquée que je ne le pensais.
Elle attend, guette sa réaction.
Il tourne une page et continue de lire.
Il y a une « deuxième page » ?
Il garde un air sérieux, hoche la tête, puis passe à un troisième feuillet qu’il parcourt doctement.
Et une « troisième page » !
Il semble par moments surpris, par moments intéressé, par moments passionné. Il ne peut réprimer un petit sourire étonné.
Cette attente est insupportable. Il meurt ou il meurt pas ?
Isidore Katzenberg se mouille le pouce et tourne une quatrième page.
— Alors ça dit quoi ?
— C’est vraiment surprenant, annonce Isidore.
— C’est quoi ? Parlez, à la fin !
— Tsss… Je croyais que vous aviez peur de mourir en le lisant. Je ne voudrais pas être responsable de votre décès prématuré. Vous êtes si jeune.
Il m’énerve ! Il m’énerve !
Il tourne encore une page.
— Laissez-moi voir.
— Tss… tsss… Pour vous ça pourrait être dangereux. Moi je résiste mais vous…
Elle hésite puis veut le lui arracher des mains. Mais il se détourne à temps.
— Impossible… trop dangereux. Je vous raconterai.
Je veux savoir.
Lucrèce Nemrod essaie à nouveau de lui dérober le document mais cette fois il se détourne complètement, utilisant son corps comme bouclier, et entreprend de commenter.
— Selon cette étude, un type aurait inventé la BQT il y a plus de trois mille ans. Ce serait un certain Nissim Ben Yehouda, conseiller à la cour du roi Salomon. Il aurait créé un atelier secret pour mettre au point « un texte magique capable de bouleverser au plus haut point celui qui le lit », puis il serait mort.
Peut-être tué par sa propre création.
Lucrèce renonce au combat et s’assoit pour l’écouter.
Isidore s’installe face à elle et continue sa lecture.
— … Ensuite, au moment de la destruction du temple de Salomon par les Grecs, un Hébreu, un certain Emmanuel Benjamin, aurait fui à Athènes avec ce trésor. Il l’aurait transmis à Epikharmos, un auteur comique de l’époque.
— Sans qu’ils le lisent ?
— C’est en effet la recommandation donnée aux possesseurs de ce texte, ne pas l’ouvrir, ne pas lire.
— Ensuite ?
— Il aurait circulé entre auteurs de théâtre comique : Aristophane, Ménandre, Plaute, Térence. Puis l’enquêteur perd sa trace à Rome et la retrouve en Gaule auprès d’un certain Lucien de Samosate.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
— Au XIIIe siècle, des croisés francs trouvent dans un sous-sol du temple de Salomon une copie de ce petit « texte magique enfermé dans un coffret bleu ». Ils la font traduire de l’hébreu et les traducteurs meurent. Mais ils trouvent un moyen de se protéger.
Il laisse un instant de suspense.
— Ils séparent le texte en trois parties distinctes. Ils déposent ensuite les trois fragments complémentaires dans trois coffrets séparés. Celui qui mettait le premier fragment dans le premier coffret ne regardait pas le deuxième ni ne lui parlait, et le deuxième ne parlait pas au troisième ni ne le regardait. C’est ainsi qu’ils ont pu rendre la BQT transportable et pas trop dangereuse.
Judicieux.
— Ensuite la BQT a été intégrée au trésor des Templiers, et est devenue leur arme spirituelle secrète. Ils l’ont utilisée pour se venger de Guillaume de Nogaret, puis de Philippe le Bel et de Guillaume Humbert, et même du pape Clément. Selon cette étude, tous les trois auraient trouvé au hasard de l’ouverture d’un tiroir, ou d’une boîte, un papier qui une fois lu aurait entraîné leur trépas.
— La BQT serait ainsi l’arme de réalisation de la malédiction des rois maudits ?
Isidore Katzenberg ne répond pas et passe à une autre page. Il semble très intéressé par ce qu’il découvre.
— Alors ? demande Lucrèce, impatiente.
— Les Templiers se sont ensuite réfugiés en Écosse, où ils ont fondé une société secrète soutenue par le premier roi d’Écosse, Robert Ier.
— La Grande Loge de l’Humour ?
— Ils y ont mis au point le rituel, la hiérarchie, le costume, leur constitution. Le premier Grand Maître écossais de la GLH se nommait David Balliol. Il aurait été officiellement le bouffon du roi et officieusement son éminence grise et chef des services secrets.
Des images traversent l’esprit imaginatif de la jeune femme aux yeux verts. Des visions d’Écossais en kilt réunis dans des lieux fermés et prêtant serment au nom de… l’humour.
Isidore a les yeux qui brillent comme s’il dégustait des friandises.
— De la loge mère en Écosse, les Templiers GLH auraient commencé à essaimer. Un groupe de douze hommes serait parti vers l’Espagne. Ils auraient prospéré à Tolède. Mais la reine Isabelle, apprenant leur existence par la trahison d’un de leurs membres, aurait fait pourchasser ses adeptes par l’Inquisition pour récupérer le trésor de Salomon. Du coup les membres de la GLH espagnole se résoudront à utiliser cette arme contre elle. Et elle mourra de ce que d’aucuns auront appelé à l’époque « une crise cardiaque ».
— Combien de crises cardiaques historiques étaient en fait des coups des Templiers utilisant la BQT !
— Ensuite quelques membres de la GLH, rejoints par des juifs convertis de force, les fameux marranes, fuient avec Christophe Colomb. Sur les voiles des caravelles le symbole des Templiers : la croix pattée, rouge sur fond blanc.
— Des juifs persécutés et des Templiers GLH qui vont chercher un sanctuaire pour la BQT dans le Nouveau Monde ?
Le journaliste poursuit sa lecture puis explique un peu dépité :
— Cependant la branche installée sur l’île de Saint-Domingue, dans les Caraïbes, disparaît lorsque l’un des possesseurs fait l’erreur d’ouvrir le coffre sur lequel est écrit « Surtout ne lisez pas ».
Lucrèce Nemrod songe qu’en fait la BQT se comporte comme un virus mortel, il peut à n’importe quel moment être libéré et tuer des êtres qui n’ont pour faiblesse que leur curiosité.
Dès le moment où ils se posent la question « Mais qu’est-ce que ça peut bien être ? » ils ont déjà un pied dans la tombe. Restent les copies. Combien y a-t-il de copies de ce virus mortel ? La première souche de BQT a tué, puis s’est éteinte en Bretagne. La seconde a tué puis s’est éteinte en Amérique. Et chaque fois des hommes ont œuvré pour la partager en trois et la rendre manipulable et copiable. C’est de la biologie où les séquences de gènes sont remplacées par des séquences de phrases.
Elle s’approche de son collègue, de plus en plus intriguée.
— Donc, l’Amérique du XVe siècle… encore une branche qui s’éteint ?
— La branche écossaise par contre va poursuivre sa croissance.
— Et ils ont une copie, dans trois coffrets, qui leur permet de traduire et reproduire la BQT ?
— On dirait. De toute manière le roi d’Angleterre Henri VIII, sous l’influence du très subtil Thomas More, décide de protéger ce qu’il nomme à l’époque les « philosophes écossais ».
« Ceux qui savent manipuler la blague mortelle en trois morceaux différenciés sans être eux-mêmes touchés. »
— Thomas More, c’est bien cet écrivain qui a inventé le mot « utopie » ?
— En personne. Il était aussi le principal conseiller du roi.
Isidore tourne la page et Lucrèce replie les pieds sous ses fesses pour trouver une position confortable afin de mieux écouter les révélations de son ami.
— Ce qui aura par la suite des conséquences politiques non négligeables. Le Vatican, informé de la puissance de cette arme spirituelle hérétique, voudra la récupérer à tout prix avec toute la puissance dont il dispose à l’époque. Lors du bras de fer avec le pape Clément VII, Henri VIII préférera renier le catholicisme et fonder l’anglicanisme. Quant au nouveau roi d’Espagne, Philippe II, informé de cette histoire et voulant à tout prix connaître la BQT, il lancera l’expédition de l’Invincible Armada quelques années plus tard, avec le soutien du pape pour tenter d’envahir l’Angleterre.
— L’Invincible Armada ? La bataille navale qui verra s’affronter les lourds bateaux espagnols et les rapides petits bateaux anglais ?
— Oui, et une cuisante défaite pour les Espagnols. Et si je lis bien ce document, cette défaite serait en grande partie due à une crise cardiaque inexpliquée de l’amiral espagnol, le duc de Medina Sidonia, survenue au beau milieu de la bataille.
— … La BQT ?
— L’enquêteur pense que là encore les Templiers auraient mis leur grain de sel.
Isidore se sert une tasse de thé vert. Il lit puis consent à expliquer.
— Mais le vent tourne. Les Templiers GLH ont peur que la reine Élisabeth Ire, fille d’Henri VIII, qui pourtant les avait soutenus jusque-là, change d’avis. Ils rejoignent l’Écosse, lieu d’élection de leur loge mère. Ils se retirent de toute vie sociale et, cachés dans un château, ils mettent au point les « codes de vie » de la Grande Loge de l’Humour. Alors que les francs-maçons deviennent spécialistes en construction de cathédrales, eux deviennent spécialistes en construction de… blagues. Autant les premiers érigent des œuvres toujours plus hautes et sophistiquées, autant les seconds produisent des œuvres toujours plus brèves et simples.
— Fabuleux.
— Sous l’influence de la GLH, Shakespeare aurait écrit sa meilleure comédie : La Mégère apprivoisée, et l’auteur Ben Johnson sa pièce hilarante L’Alchimiste. Mais l’Angleterre connaît une période de troubles. La GLH écossaise se fait plus discrète, alors que se développent la branche italienne et surtout la branche française.
— Retour aux sources ?
— L’enquêteur évoque de Grands Maîtres ayant dirigé la GLH : Érasme et François Rabelais pour pères fondateurs. Et par la suite les Français La Fontaine, Lesage et Pierre Corneille.
— Pas Molière ?
— Non, pas Molière. L’enquêteur ne parle que de Pierre Corneille.
— Et ensuite ?
— Selon cette enquête, le dernier Grand Maître de la GLH connu aurait été Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais en 1799. Et il serait mort d’avoir lu la BQT.
— Beaumarchais ?
Le journaliste s’humecte à nouveau le bout du doigt, puis tourne la dernière page.
— Et ensuite ?
— Il n’y a plus rien. Cette étude s’arrête à Beaumarchais.
Silencieux, les deux journalistes scientifiques sentent qu’à travers leur enquête, ils ont encore touché à une histoire parallèle complètement inconnue des manuels.
Probablement que cette étude est tronquée, des faits manquent et d’autres ont été enjolivés, mais elle offre un angle de compréhension de l’histoire complètement nouveau.
L’humour et des défenseurs de l’humour comme activateurs secrets du monde politique pour défendre des valeurs d’humanisme.
Et leur arme : des comédies, des farces, des blagues.
Et une arme absolue : la BQT.
Déjà, Isidore s’est dirigé vers la fenêtre et il respire maintenant à pleins poumons l’air parisien, comme pour digérer cette somme d’informations incroyables.
— Dites donc, c’est un document, mais ce n’est pas « la » Blague Qui Tue. Donc, l’hypothèse Tadeusz Wozniak assassin de son frère Darius rétrécit comme peau de chagrin, dit-elle.
— Arrêtez de faire la gamine, Lucrèce. Tout le monde a le droit de se tromper. On n’est pas dans un roman. Dans la réalité les gens font des estimations qui permettent d’explorer des pistes plus ou moins justes. Il me semble qu’on a quand même progressé.
— Pff… on s’est juste donné beaucoup de mal pour avancer sur une fausse piste. Ce qui a progressé, c’est précisément la matière première pour votre roman. Mais moi, dans l’enquête journalistique sur la mort de Darius, je suis toujours au point mort.
Isidore, préoccupé par un détail, reprend le document et l’examine sous tous les angles.
Il affiche un air victorieux.
— Qu’est-ce que vous avez trouvé encore ?
— Regardez le nom de l’homme qui a signé ce mémoire.